L’enlèvement[1] d’Europe

Elle provient du mythe.  Elle a donc une origine noble et poétique. Son nom a parfois été lié à la plus sage, Athéna. Enlevée par Zeus incarné en un taureau blanc et proie de ses enchantements, elle monta sur sa croupe sans opposer de résistance à l’érotique ravissement que Rubens, Le Titien, Veronese et tant d’autres, ont su ajouter aux yeux vides du bovin, dans la promesse du prochain délice. Peut-être s’est-elle laissée enlever parce qu’elle désirait s’en aller de sa Phénicie natale et connaître d’autres mondes, envoûtée par les récits en terres de Méditerranée que ses compatriotes marins répandaient, éveillant l’imagination et les rêves des jeunes filles. Le taureau-Zeus l’emmena en Crête et la fit reine.     

Et ainsi traversa-t-elle les temps, comme le lieu où germerait l’alphabet que Cadmo, son frère, offrit aux êtres de parole pour se servir et nommer le monde et la politique, cultivant le mystérieux pouvoir des lettres qui résistent, orgueilleuses, à l’annihilation du temps et à la traduction définitive en d’autres langues, des trésors de celle-là que certains considèrent comme morte.

Son nom fut adoré par bon nombre de femmes et d’hommes comme Stefan Zweig, évoqué par Marco Focchi dans sa présentation du Forum. Amour de transfert à Europe : amour pour une idée, unie à la représentation mythique d’une conquête libidinale, pour une créature de savoir, faite de l’humus des diverses langues parlées dans les diverses communautés dont le passage ne nécessitait pas de documents, seulement le désir transmis comme docte ignorance et lié pour toujours à son énoncé socratique, celui d’appartenir à une chaîne de générations qui le ravive et le convertit toujours en Autre Chose. Dans le battement intemporel de celui-ci, Lacan sut déchiffrer la valeur agalmatique de la psychanalyse. 

Peut-être Goya, le peintre qui put anticiper les monstres qu’engendre la raison scientifique ravageant les esprits avec son impératif, se dressa contre la tradition et peignit de noir le taureau s’enfonçant aveugle dans la pénombre, dans la brume qui obscurcissait jusqu’à effacer le littoral où se profilait l’étrange et l’inconnu. Le taureau plonge dans la brume ; elle regarde en arrière, résignée à la capture.

Un peu plus d’un siècle après, Le Rapt d’Europe de Max Aub (drame réel en trois actes) était un sinistre « rapt de folie », dans l’assourdissante domination des idées nazies, mystérieux « empressement à se livrer aux mains des autres, prurit d’obéir, de courber l’échine, (…) de bousculer et de nier la propre volonté » qui s’était emparé d’une Europe déchirée par la haine.  La scène se situe à Marseille durant l’occupation, dépeint la clandestinité résistante, l’amer exil des amants cultivés de l’Europe du savoir, et leur recherche désespérée d’un lieu d’abri sur une autre rive ; « En cela se sont convertis les hommes : passeports, tampons et empreintes digitales »[2]     

C’était aussi la terre hostile où déambulaient les républicains espagnols, entassés dans des camps de réfugiés ; un problème incommode pour les Comités d’aide américains, rétifs à se compromettre avec les rouges. Quelques années plus tard cette politique déchaînerait aux Etats-Unis la chasse aux sorcières, étouffant toute dissidence.

Mais alors, à quoi nous référons-nous quand nous parlons d’amour ou de haine pour l’Europe ?  La psychanalyse nous a appris à préciser la relation respective de chacun de ces sentiments avec le savoir et très précisément, à la suite de l’expérience de transfert et des sentiments qu’il suscite jusqu’à ce qu’il ait été analysé, faute de quoi, les résultats de l’analyse sont effets de la suggestion comme put le constater Freud.

La paire sentimentale révélait une dissymétrie : l’amour se dirige vers le savoir, la haine vers l’être. Pourtant, Lacan parlera dans Encore de la haine comme sentiment lucide, et Miller l’a égrenée à partir de la structure paranoïaque du moi, et par conséquent de son empreinte dans la connaissance humaine et dans les relations sociales. Grâce à la paranoïa, les êtres parlants ne sont pas des amibes, à instituer le moi et le monde sur la base de ce qui est autre, passionnément  rejeté. Il en va de même en son for intérieur, donnant forme aux énigmes de l’autopunition.

Pourtant…  « Ah! non, Hannah, le mal n’est pas banal ! Le mal est extraordinaire, qui s’empare soudain d’un Eichmann comme il s’empare du «roi secret» (…). Juger du mal par ses instruments, ce serait comme de juger de l’Eglise par les prêtes, de la psychanalyse par les psychanalystes. C’est se vouer à n’y rien comprendre. (…) Les signifiants, les discours, les Idées, ex-sistent. Elles agissent. Elles entrent dans le réel… »[3]

Dans les années 30, pendant que le sinistre rapt dévastait l’Europe, Lacan consolidait son étude de Hegel et le devenir du logos dans l’histoire européenne en même temps qu’il allait plus avant dans le caractère inéliminable  de la pulsion de mort. Il sortit de son silence en 1948 : « à une époque où tout le monde était terrorisé (…) la question de l’agressivité était d’une grande actualité en France, et pour la résoudre, Lacan proposa le stade du miroir »[4].

En 1955 il parla à Vienne : « Tocsin de la haine et tumulte de la discorde, souffle panique de la guerre, c’est sur leurs battements que nous parvint la voix de Freud, pendant que nous voyions passer la diaspora de ceux qui en étaient les porteurs et que la persécution ne visait pas par hasard »[5]. La haine du savoir freudien s’incarnait avec ses messagers, dont bon nombre desquels réussirent à gagner l’autre rive, embrassant ensuite l’« anhistorisme de culture propre aux Etats-Unis », oubliant la langue de Cadmo-Freud où germait l’authentique amour de transfert.

Un autre rapt d’Europe allait se forgeant dans l’Empire, jusqu’à prendre la forme de l’algorithme, raison de la haine de la différence, des êtres étrangers et différents, embusquée dans un discours mortifère qui rejette l’attirante incarnation du savoir inconscient jusqu’à l’étouffer dans la brume des évidences, la rentabilité et le confort des consignes.  

Assisterons-nous à son rapt définitif ? Ou aurons-nous l’occasion de voir resurgir son règne sur les îles de la Mer Egée, où arrivent actuellement les naufragés qui rêvent encore de se livrer à d’amoureux rapts dans les langues européennes comme langues de la liberté ?

Autora: Vilma Coccoz

Traduccion : Pierre-Yves GOSSET


[1] Note du traducteur :

En espagnol, le seul mot « rapto » est employé pour désigner ce que le français permet ou impose de nuancer par « rapt » ou « enlèvement ». Ici, dans le contexte poétique et mythique, nous avons choisi de le traduire par «enlèvement », qui a des nuances plus subtiles et figuratives (ex. « L’enlèvement d’Europe par Zeus »).  Par contre, lorsqu’il s’agit du vol, de la confiscation par la force, la violence et la tyrannie, il fallait le traduire par « rapt » (ex. : « le sinistre rapt qui dévastait l’Europe»).  D’autres contextes ne laissent pas de choix (ex. : un « rapt de folie »). 

[2] Max Aub. El rapto de Europa o siempre se puede hacer algo, Fondo de Cultura Económica, Fundación Max Aub, Cátedra del Exilio, Madrid, 2008, pág. 88

[3] Jacques-Alain Miller, Le Neveu de Lacan, Verdier. París 2003. p. 212

[4] J.A. Miller, Le tranfert negatif, Collection Rue Huysmans. Paris, 2005. p. 92

[5] J. Lacan, « La Chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse ». Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 402